Renée-Amélie arrive ce soir à sept heures, par le Boston limited. Elle ignore sans doute que les dames évitent cette ligne depuis le jour où son propriétaire, invitant des actrices françaises pour le lunch, les envoya chercher à travers New-York par des chaises et des porteurs Louis-XV.
La matinée a été rude : mes parrains de club me brimaient avant mon admission au Phi-Gamma. J’ai dû, sous l’orme où Washington réunit les armées, faire le manager de deux autres candidats, costumés en danseuses, et jouer au banjo les airs que les curieux réclamaient. Puis, dans l’immense tramway, où j’étais assis presque seul, j’ai reçu l’ordre d’offrir ma place à chaque dame qui montait, pour me rasseoir et me relever à chaque occasion. Plusieurs d’entre elles me remerciaient de la tête, s’installaient avec reconnaissance, puis, comprenant la plaisanterie, rougissaient. Me voici enfin dans mon studio, avec Charlie Hill : il joue au piano cette sonate à la princesse de Lichtenstein qui fait penser à deux géants rieurs se lançant et se relançant une femme nue. J’ai levé toutes les fenêtres sur le parc éclatant, qui se dénude et qui renvoie les échos amassés au printemps, l’appel d’un coucou, le cri d’un enfant. Des moucherons qui s’équilibrent semblent peser l’air de l’été, l’air de l’automne. Sur le perron je ne sais quel barbet bâtard, honteux soudain de sa naissance, s’obstine à refuser le pain, le sucre, le lait de mon nègre Joe, qui s’entête. Je n’ose m’avouer que la pensée de Renée-Amélie m’a rendu triste ; je me dis que ce sont les brimades, ou la sonate, ou le beau temps. Ainsi les myopes, quand ils pleurent, essuient leur lorgnon et se croient consolés.
Comment attendre le soir ? Il est deux heures à peine. Voici les petites filles qui retournent à l’école, en jersey rouge, en patins à roulettes, contournant au galop les écureuils gris qui bombent le dos, la queue entre les pattes de devant, se faisant signe pour escorter un étranger effaré qu’elles ont reconnu à sa valise à courroies, descendant et remontant après lui les trottoirs. Seule, sortant du chalet voisin, une fillette va au pas, sans cartable, sûre de savoir ses leçons. Mais sa gouvernante, que la vie a meurtrie et qui n’a plus confiance, la rappelle, l’oblige à prendre un parapluie, un châle, deux gros livres. L’enfant plisse la bouche, dépitée. Moue délicieuse, écume du sourire.
Et c’est le tour maintenant des jeunes filles qui vont à l’université Radcliffe. Deux ou trois arrivent en automobile, un ourson de peluche sur le siège ou sur le capot. Elles tirent sur le volant, elles éperonnent, il ne leur manque que la cravache. Celles qui vont à pied passent toujours de l’autre côté de la route. Un jour de grande pluie, pourtant, je fis poser le trottoir en planches sur notre allée, et elles durent longer la villa Asterell, mais à les voir si proches, je n’en éprouvais point de plaisir, et il me semblait seulement regarder à la loupe des images chéries. J’ai installé, ce soir, sur ma fenêtre, un petit ours pareil aux leurs ; il agite le pavillon de leur collège, et, mordant dans la voilette, elles retiennent à la fois leur sourire et leur chapeau.
Mais où avais-je la tête ? Mademoiselle Blanchet m’attend pour la leçon de français, et Miss Gregor, la gloire de Baltimore, qui doit rester un mois à Boston avant de partir pour Berlin où l’Opéra l’a engagée, sera chez elle à six heures.
– Adieu, Charlie !
Charlie examine mes cannes. Comme tous les Américains, il ne porte la sienne que le dimanche et qu’en redingote, dignement, par la pomme, ne faisant point un pas qu’elle ne l’aide. Depuis quelques jours cependant, dans ma chambre, il s’amuse à faire des moulinets. Il est trop occupé pour m’entendre partir.
Mademoiselle Blanchet est venue de France, voilà six mois, avec sa mère qui ne pourra plus supporter de traversée et devra mourir dans ce pays qu’elle déteste. Et pourtant Marie-Louise est déjà sans place, la directrice de son pensionnat a été tuée l’autre jour par une sous-maîtresse de l’Oregon. Elle n’a plus que quelques leçons. J’ai des scrupules à arriver une demi-heure en retard, car elle ne voudra point me faire payer les minutes perdues. Elle semble deviner mon remords, et redouble de gaieté et de prévenance. Nous causons : j’apprends qu’elle traduit en français une nouvelle, qu’elle préfère l’automne à l’hiver, le jaune au rouge. Elle appuie en souriant sur ses pauvres sentiments discrets comme on appuie sur les imparfaits du subjonctif, pour excuser leur ridicule. Elle est une des mille jeunes filles qu’un destin mystérieux oblige, au milieu des médiocres, à être belles et résignées. Ne pouvant atteindre aucun de leurs désirs, elles semblent elles-mêmes plus sacrées, comme les statues qui n’ont plus de bras. J’éprouve, à leur aspect, le même remords ou le même regret qu’à voir s’allumer la lampe aux fenêtres d’un chalet pauvre.
Mais Marie-Louise ne souffre point qu’on la croie triste.
– Maman est aux provisions, dit-elle, et je prévois que nous aurons ce soir un canard rôti. « Canard » est le seul mot qu’elle ait pu retenir et je crois qu’elle cède un peu au plaisir de le prononcer. Quand j’ai le temps d’aller au marché, le dimanche, nous mangeons enfin du poulet. Aussi sa dernière ambition est d’aller au Canada, quelque jour, à Québec ou à Montréal, là enfin où les sergents de ville la comprendront. J’ai dû lui acheter toutes les cartes postales de là-bas. Voyez. Voici Québec.
Je ne connais qu’Ottawa, dont les palais gothiques, gardés par les grenadiers jaunes, se dressent, sans reflets ou sans ombre, au-dessus des rivières gelées.
– C’est un lac ? Québec est sur un lac ?
– Ce n’est pas un lac, explique Marie-Louise, mais le Saint-Laurent. C’est d’ailleurs la mer qu’il faudrait à Québec ; peut-être y habiterons-nous un jour ; quelle joie de vivre auprès de l’Océan !
Personne n’aurait cru que sa bouche fût si grande. C’est sa bouche que j’effleure en cherchant au hasard. Elle se redresse brusquement. D’ailleurs un de ses cheveux s’était glissé entre nos lèvres. Il y avait une fente dans notre baiser.
Mais voilà Madame Blanchet qui entre d’un pas menu, et comme nos yeux se sont fixés sur les côterelles de Québec, pour rompre le silence, je demande à nouveau si c’est un lac, si Québec est bien sur un lac. Marie-Louise sourit, préoccupée.
– Ce n’est pas un lac, explique Madame Blanchet, c’est le Saint-Laurent. J’adore d’ailleurs les étangs. Si nous pouvions, plus tard, avoir près de notre maison la moindre mare à grenouilles, n’est-ce pas, enfant ? nous serions bien heureuses.
Et c’est ainsi, son canard à la main, qu’elle passe à l’entonnoir les désirs immenses de sa fille. Il est quatre heures. Je prends congé.
Miss Gregor répète Thaïs au Grand Théâtre, et n’est point rentrée à l’hôtel. Je vais faire les cent pas sur Tremont Street entre le parc et les bazars. C’est samedi ; les ouvriers de Cambridge et de Chelsea, villes prohibitionnistes, ont passé le Charles River pour boire leur paye à Boston. Les footballers verts de Dartmouth, qui viennent de nous battre, défilent avec leur musique et leurs animaux favoris en lançant mille serpentins à leur couleur.
Que de jeunes filles ! Je règle mon visage sur le sourire que j’entrevois au passage, ainsi qu’on ajuste sa cravate sur le reflet qu’accordent, par échappées, les devantures... Je les suis. Il me suffit que des cabs, obstruant une rue transversale, m’amènent à leur côté, et que nos cœurs battent à la même hauteur ;... qu’elles regardent, en me sentant debout près d’elles, à la devanture du libraire, le dessin du gamin désespéré qui s’en va au jardin, personne ne l’aimant, et, pour je ne sais quelle vengeance, y mange des vers, hier un soyeux, aujourd’hui deux lisses. J’escorte la plus belle de celles qui descendent jusqu’au moment où passe la plus belle de celles qui montent. Suivons cependant jusqu’au cimetière de l’Indépendance ces deux sœurs, brune et blonde, beige et bleue, si souples qu’entre leurs mains croisées, entre leur bras et leur buste, leur menton penché et leur gorge, des colombes prises respireraient à l’aise...
Miss Gregor, assise au fond d’un fauteuil, le balance d’un mouvement de pied régulier. Elle pique à la machine quelque rêve. Elle hausse vers moi sa main, doucement, doucement ; un oiseau posé ne s’envolerait pas ; une tache de soleil y reste. Puis elle étire les revers de sa jaquette noire. Puis elle me sourit, mais avec sérénité, avec franchise : elle n’est point comme les autres femmes, qui se passent éternellement, dans le sourire, un lambeau de la tristesse que la première nous déroba.
Je sais comment l’heure va s’écouler. Nous nous tairons tous deux, dans le salon à trois fenêtres où parvient à peine le chant d’une vendeuse des quatre saisons, qui crie l’automne : Miss Gregor pense toujours à autre chose. Ses attentions les plus menues, ses regards les plus chargés vous arrivent toujours à travers des gestes et des yeux indifférents. Chacune de ses caresses vous attriste. Elles viennent d’une autre femme, que nulle présence ne peut troubler, mais dont la voix parfois résonne et vibre au bord de chaque vase. La voilà qui parle.
– Que devenez-vous ?
Un mot de cette voix suffit à faire gonfler le cœur. Ainsi la barque qui passe au large hausse vers vous, d’un centimètre, toute la mer.
– Ce que je deviens ?...
Elle s’accoude à la fenêtre, près de moi, me dépassant de tout le front, et glisse son bras sous le mien. La nuit tombe. Au-dessus du jet d’eau, la lune danse comme un œuf qui nargue des tireurs maladroits. L’église décoche ses vols de martinets comme des boomerangs capricieux qui tuent le silence, et reviennent. Les tramways tissent, de Roxbury à Jamaïcaplain, un réseau de laiton où les faubourgs halètent. Leur crissement est lié pour moi au souvenir d’un jour de joie... mais quelle joie ?... ils me rappellent seulement aujourd’hui que j’ai oublié un bonheur.
– On ne devient rien quand on attend, Miss Gregor.
Dans la chambre d’en face, sur les rideaux, une ombre de femme se ploie et se déploie, atteignant le ciel ou disparaissant, selon qu’elle hausse ou baisse le menton. J’ai tourné lentement mon visage à droite, pendant que Miss Gregor tournait lentement le sien à gauche, et, comme, au coin de mes lèvres, l’air passe et sort, mon baiser dure autant que la plongée du plus hardi pêcheur de perles.
Mais on sonne. Le chien aboie.
– Il est facile de le faire taire ! dit Miss Gregor. Il suffit de lui commander le beau, et de couvrir sa tête d’un mouchoir.
C’est une dépêche. Une dépêche pour moi, Charlie me la fait suivre. Peut-être... peut-être... pourquoi l’idée m’en vient-elle ?... que Renée Amélie est malade. Je lis :
– Votre cousine est arrivée. Elle est très fatiguée du voyage. Venez.
Renée-Amélie va mourir !